dimanche 31 juillet 2011

Vibrations Sonores.

Gold Panda, Lucky Shiner, Ghostly International, 2010.


Il y a concert ce soir. C'est l'événement. Des vibrations sonores s'étendent, des mouvements périodiques parcourent l'étendue avec leurs harmoniques ou sous-multiples. Les sons ont des propriétés internes, hauteur, intensité, timbre. Les sources sonores, instrumentales ou vocales, ne se contentent pas de les émettre: chacune perçoit les siens, et perçoit les autres en percevant les siens. Ce sont les perceptions activent qui s'entr'expriment, ou bien des préhensions qui se préhendent les unes les autres: "D'abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne; le violon l'entendit, lui répondit comme d'un arbre voisin. C'était comme au commencement du monde..." Les sources sonores sont des monades ou des préhensions qui s'emplissent d'une joie de soi-même, d'une satisfaction intense, à mesure qu'elles se remplissent de leurs perceptions et passent d'une perception à une autre. Et les notes de la gamme sont des objets éternels, pures Virtualités qui s'actualisent dans les sources, mais aussi pures Possibilités qui se réalisent dans les vibrations ou les flux. "Comme si les instrumentistes beaucoup moins jouaient la petite phrase qu'ils n'exécutaient les rites exigés d'elle pour qu'elle apparût..." Mais voilà que, à cet ensemble, Leibniz ajoute les conditions d'un concert baroque: si l'on suppose que le concert se répartit en deux sources sonores, on pose que chacune n'entend que ses propres perceptions, mais s'accorde avec celles de l'autre encore mieux que si elles les percevait, en raison des règles verticales d'harmonie qui se trouvent enveloppées dans leur spontanéité respective. Ce sont les accords qui remplacent les connexions horizontales. 

Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Éditions de Minuit, collection Critique, 1988, p.109-110.

samedi 30 juillet 2011

No Rules.

The Architectural Review, Man Plan 2, 1969 (via But Does It Float).

Rule #1: There are no rules, there are as many ways to make a film as there are potential filmmakers. It's an open form. Anyway, I would personnaly never presume to tell anyone else what to do or how to do anything. To me that's like telling someone else what their religious beliefs should be. Fuck that. That's against my personnal philosophy - more of a code than a set of "rules". Therefore, disregard the "rules" you are presently reading, and instead consider them to be merely notes to myself. One should make one's own "notes", because there is no one way to do anything. If anyone tells you there is only one way, their way, get as far away from them as possible, both physically and philosophically. 

Rule #2: Don't let the fucker's get ya. They can either help you, or not help you, but they can't stop you. People who finance films, distribute films, promote films and exhibit films are not filmmakers. They are not interested in letting filmmakers define and dictate the way they do their business, so filmmakers should have no interest in allowing them to dictate the way a film is made. Carry a gun if necessary.

Also, avoid sycophants at all costs. There are always people around who only want to be involved in filmmaking to get rich, get famous, or get laid. Generally, they know as much about filmmaking as George W. Bush knows about hand-to-hand combat.

Rule #3: The production is there to serve the film. The film is not there to serve the production. Unfortunately, in the world of filmmaking this is almost universally backwards. The film is not being made to serve the budget, the schedule, or the resumes of those involved. Filmmakers that don't understand this should be hung from their ankles and asked why the sky appears to be upside down. 

Rule #4: Filmmaking is a collaborative process. You get the chance to work with others whose minds and ideas may be stronger than your own. Make sure they remain focused on their own function and not someone else's job, or you'll have a big mess. But treat all collaborators as equals and with respect. A production assistant who is holding back traffic so the crew can get a shot is no less important than the actors in the scene, the director of photography, the production designer or the director. Hierarchy is for those whose egos are inflated or out of control, or for people in the military. Those with whom you choose to collaborate, if you make good choices, can elevate the quality and content of your film to a much higher plane than any one mind can imagine on its own. If you don't want to work with other people, go paint a painting or write a book. (And if you want to be a fucking dictator, I guess these days you just have to go into politics...).

Rule #5: Nothing is original. Steal from anywhere that resonates with inspiration or fuels your imagination. Devour old films, new films, books, paintings, photographs, poems, dreams, random conversations, architecture, bridges, street signs, trees, clouds, bodies of water, light and shadows. Select only things to steal from that speak directly to your soul. If you do this, your work (and theft) will be authentic. Authenticity is invaluable; originality is nonexistent. And don't bother concealing your thievery - celebrate it if you feel like it. In any case, always remember what Jean-Luc Godard said: "It's not where you take things from - it's where you take them to".

Jim Jarmusch, Jim Jarmusch's Golden Rules in MovieMaker Magazine, January 22, 2004.

vendredi 29 juillet 2011

Symbolic Miasma.

Hitoshi Abe, Office Urbanism, 2003.

As Gramsci argued, elites control the "ideological sectors" of society - culture, religion, education, and the media - and can thereby engineer consent for their rule. By creating and disseminating a universe of discourse and the concepts to go with it, by defining the standards of what is true, beautiful, moral, fair, and legitimate, they build a symbolic climate that prevents subordinate classes from thinking their way free. In fact, for Gramsci, the proletariat is more enslaved at the level of ideas than at the level of behavior. The historic task of "the party" is therefore less to lead a revolution than to break the symbolic miasma that blocks revolutionary thought.

James C. Scott, Weapons of the Weak: Everyday Forms of Peasant Resistance, Yale University Press, 1985, p.39.

Voir également ici.

jeudi 28 juillet 2011

Lignes & Volumes.

Professor Bourbaki, Lignes & Volumes en Mouvement, 2011.

Vois ton film comme une combinaison de lignes et de volumes en mouvement en dehors de ce qu'il figure et signifie.

Robert Bresson, Notes sur le Cinématographe, Édition Gallimard, collection Folio, 1975 (1995), p.90.

Voir également ici et .

Merci à H.V.

mercredi 27 juillet 2011

Mort Plate.

Man Ray, Marcel Proust sur son Lit de Mort, 1922 (via Le Proustitute).

Avec la Photographie, nous entrons dans la Mort plate. Un jour, à la sortie d'un cours, quelqu'un m'a dit avec dédain: "Vous parlez platement de la Mort". - Comme si l'horreur de la Mort n'était pas précisément sa platitude! L'horreur, c'est ceci: rien à dire de la mort de qui j'aime le plus, rien à dire de sa photo, que je contemple sans jamais pouvoir l'approfondir, la transformer. La seule "pensée" que je puisse avoir, c'est qu'au bout de cette première mort, ma propre mort est inscrite; entre les deux, plus rien, qu'attendre; je n'ai d'autre ressource que cette ironie: parler du "rien à dire".

Roland Barthes, La Chambre Claire, Note sur la Photographie, Éditions Gallimard / Éditions du Seuil, collection Cahiers du Cinéma Gallimard, 1980 (2006), p.145.

mardi 26 juillet 2011

Cartographie Persane.


Titre: Carte de Perse, dressée pour l'Usage du Roy.
Cartographe: Guillaume Delisle.
Date: 1724.

Échelle: ca. 1/9000000.

Représentation:

Carte de l'Asie Centrale par G. Delisle, premier géographe de S.M. de l'Académie Royale des Sciences. À Paris, chez l'Auteur sur le Quay de l'Horloge avec Privilege de S.Mté. Décembre 1724. Gravée par P. Starck-man.

Voir également ici.

lundi 25 juillet 2011

Dormance et Germination.

Anna Atkins, Fucus Vesiculosus var. Linearis, 1849-1850 (via H I C E T N U N C).

Aucune compétence particulière doit donc vous définir?

Absolument. Et d'abord pour des raisons de santé: j'ai toujours constaté que l'enfermement dans une discipline, un milieu, voire une activité particulière finissait par me donner un sentiment d'oppression presque physique. Même avec l'activité de noctambule qui a failli, un moment, m'absorber, ce fut le cas. Un ami m'avait donné alors un excellent conseil que, depuis, j'ai étendu à tout: "dans les bars, toujours près de la sortie". Du coup, dès que je suis pendant un peu trop longtemps au contact d'experts ou de spécialistes qui ne font qu'une seule chose, ne sont préoccupés que d'une seule chose, j'éprouve qu'il y a là quelque chose d'étriqué, un vrai rétrécissement non seulement spirituel mais aussi physique, spatial. Et à ce moment là, j'ai besoin de "sécher les cours" et de m'en aller. D'autant plus que je sais bien que la chose que je cherche n'habite jamais là mais presque toujours dans la maison d'à côté, ou trois pâtés plus loin.

Est-ce à dire que vous condamnez toute spécialisation, toute expertise?

Mais non, je ne condamne en rien les spécialités, ce serait absurde: il faut aussi savoir descendre et patienter. Ce ne sont pas les domaines du savoir qui sont à combattre, au contraire, il faut les enrichir, les élargir continûment. Ce que je redoute, par contre, c'est l'attitude experte, et la présomption de l'expertise. L'expert c'est celui qui ne sait absolument pas ce qu'il regarde ou ce qu'il manipule. Ce sont les experts (par exemple en économie) qui nous conduisent aujourd'hui au désastre. La meilleure définition de l'expert, c'est celui qui, en vérité, n'a l'expérience de rien. Ce qu'il refuse, ou ce dont il se prive, c'est la capacité d'être touché, atteint, séduit, débordé. Toucher à tout, et pourquoi pas, ce serait peut-être aussi répondre à tous ce qui nous touche. Quand, par exemple, je me rends dans une ville pour voir tel monument, je suis souvent attiré ailleurs et me retrouve dans des faubourgs qui se mettent à m'intéresser bien plus que l'a fait le monument et il faut bien, dès lors, que je me demande pourquoi. En suivant cette pente on pourrait aller jusqu'à dire qu'un véritable et authentique touche-à-tout serait peut-être le seul intellectuel entièrement sérieux. 

Un errant, alors?

Peut-être, même si l'errance est un mot qui a été instrumentalisé et qui demeure vague. Il ne faut ici je crois aucune nuance de misérabilisme ou d'héroïsation. Le seul enjeu dans cette affaire de "contre expertise", c'est, contre tout rabattement sur des questions de spécialité ou de milieu, de faire en sorte que la surface d'attention aux choses et aux autres soit la plus vaste possible.

La surface contre la profondeur?

Absolument. La profondeur est un mot redoutable. Parce qu'on ne la rencontre jamais, on ne rencontre que des surfaces. La profondeur est imaginable ou imaginaire, mais on n'a jamais affaire à elle, ou alors très peu, dans une rencontre réelle, que ce soit quelqu'un, avec un paysage ou même avec un verre d'eau.  Même la plus extrême attention ne pourra jamais faire qu'effleurer, et c'est uniquement cela, je crois, faire une expérience: ne faire qu'effleurer une choses, mais le faire bien, le faire lentement.

(...)

Est-ce que vous pouvez vous arrêter sur ces thèmes de la disparition et de la survivance qui traversent peut-être toutes vos oeuvres? En un sens, votre "activité" est un travail de mémoire que vous tenez à distinguer du "devoir de mémoire".

Je ne suis pas contre ce que peut impliquer parfois le devoir de mémoire mais contre l'expression, oui, aussi sotte que celle du développement durable. Devoir et mémoire sont des mots qui ne vont absolument pas ensemble. La mémoire est un continent mouvant, perpétuellement envahi, menacé, mais qu'on ne peut faire réagir à la commande: le souvenir est une puissance autonome, rebelle, et l'oubli n'est pas son contraire. Si l'on perd cela de vue, on perd aussi ce qui vient avec ce que contient le mot de dormance, qui provient des choses de la terre, où il désigne en agronomie la propriété qu'ont les graines et les semences de conserver pendant des années, sous une apparence inerte, leur pouvoir de germination. C'est la même chose avec ce que j'appelle les surfaces: elles sont toutes inondées de dormances qui peuvent être éveillées à tout moment, quelle que soit la distance de la semaison.

Cette dormance est donc un peu la métaphore de tout votre travail?

Oui, car conceptuellement cette définition-là peut être étendue à tous les signes enfouis qui nous entourent et qui sont en nombre infini. C'est exactement en ce sens que Novalis a pu écrire cette phrase formidable, qu'il faut citer intégralement: "Nous vivons dans un roman colossal (en grand et en petit)". Ce qui l'écrit, ce roman colossal, ce sont justement tous ces signes qui sont en dormance et dont le réveil toujours aléatoire est déterminé par toute une série de chemins, de tracés, de renvois. Ce qui revient à dire que le roman colossal - le poème - c'est à la fois cette prodigieuse masse endormie et tout ce qui s'éveille en elle. Tout le sens étant alors de faire que ces éveils prennent forme et sens au-delà des individualités, pour plus d'un seul. La manifestation de l'éveil devenant éveil pour plusieurs, et potentiellement pour tous. Je crois que c'est cela, l'art.

Donc une vaste métaphore agronomique?

Mais oui, pourquoi pas? On a besoin de métaphores, elles sont aussi des chemins vers le concept. Je pourrais en prendre une autre, par exemple une métaphore archéologique ou une métaphore photographique, ou une métaphore médicale (la symptomatique), et elles fonctionneraient toutes, bien qu'en des sens toujours un peu différents. Mais à chaque fois il s'agirait de tourner autour de cette même idée: dormance et éveil, éveil et dormance. j'y reviens: la dormance, loin d'empêcher l'éveil, le protège, comme une gangue, une enveloppe: sans oubli la mémoire serait impraticable, et de la même manière sans dormance il n'y aurait pas d'éveil. C'est bien pour cela, encore une fois, que je suis si sensible à certains aspects du travail de Didi-Huberman. Lui a trouvé son concept de survivance d'abord chez Warburg, tandis qu'avec l'éveil la référence est plutôt benjaminienne, mais il me semble que ce sont là des choses très proches, des gisements très voisins. Au-delà des références, ce qui importe ce sont les directions d'enquête et des modes de lecture du roman - le "roman colossal" toujours-déjà écrit dans lequel nous vivons.

Quelque chose d'inverse à une sémiotique: une historicité anarchique des signes plutôt qu'un système de significations?

Non, un affolement du sémiotique plutôt que sa négation. Et aussi son inscription dans l'histoire, et là, oui, cela vient de Benjamin. Sa plus grande idée est celle que l'histoire n'est jamais finie ou, plus précisément, que le passé demeure inachevé. Dans le rapport qu'une époque entretient avec elle-même, il y a toujours d'un côté ce qu'elle consomme et consume, et de l'autre ce reste, cet inachevé qui est très difficile à déterminer mais qu'on pourrait définir comme ce qu'elle n'a pas réalisé, ce à quoi elle a seulement pensé ou rêvé, et qui s'est déposé dans les oeuvres, en tout cas dans certaines oeuvres, mais aussi dans les paysages, les outils, les chants. Chaque époque dépose une couche qui reste en dormance pour plus tard. Et c'est alors qu'il faut être historien. L'historien, comme disait Benjamin, c'est celui qui convoque les morts au banquet des vivants. Et en particulier pour témoigner que ce à quoi ils avaient pensé n'est pas venu mais n'a pas disparu non plus, continue d'être là, est en latence et, d'une certaine manière, résiste. En ce sens, l'histoire est toujours un retour, mais qui est là pour réveiller cette formidable latence du passé et avec elle produire l'innovation.

Jean Christophe Bailly (entretien réalisé par Suzanne Doppelt, Jérôme Lèbre & Pierre Zaoui), Tout Passe, Rien ne Disparaît in Vacarme, n°50, hiver 2010.

Les cyanotypes d'Anna Atkins sont consultables ici.

dimanche 24 juillet 2011

Profonde Félicité.

Curtis Mayfield, Curtis/Live!, Curtom, 1971.


183.

La musique du meilleur avenir

Le premier musicien serait selon moi celui qui ne connaîtrait que la tristesse de la plus profonde félicité, et nulle autre tristesse: pareil musicien, il n'y en a jamais eu jusqu'alors. 
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, Éditions Christian Bourgeois, collection 10/18, 1882 (1990),  p.239.

samedi 23 juillet 2011

Occupation Bureaucratique.

Hendrick Hondius, Trois Bouffons (d'après Brueghel l'Ancien), 1642.

Lygia Clark: "Maintenant que l'artiste a vraiment perdu son rôle pionnier dans la société, il est de plus en plus respecté par l'organisme social en décomposition. Dans le temps même où l'artiste est de plus en plus digéré par cette société en dislocation, il lui reste, dans la mesure de ses moyens, à tenter d'inoculer une nouvelle façon de vivre. Au moment même où il digère l'objet, l'artiste est digéré par la société qui lui a déjà trouvé un titre et une occupation bureaucratique: il serait l'ingénieur des loisirs du futur... Activité qui n'affecte en rien l'équilibre des structures sociales."

Jean-François Chevrier, Des Territoires (l'Intimité Territoriale) in Des Territoires, Editions l'Arachnéen, 2011, p.7.

vendredi 22 juillet 2011

Moralisme Humanitaire.

Patrick BureauL'Homme en Question, France 3, 27 novembre 1977.

Des désaffiliations des uns jusqu'aux clichés des autres sur la "fin des idéologies", la montée du désarroi intellectuel dans la France des années 1980 exigerait une véritable analyse historique, dont essayistes et magazines pointaient alors déjà certains facteurs connus - le triomphe social de l'individu (plutôt que le "retour du sujet"), la promotion de l'ironie et de l'insouciance festive comme valeurs-refuges, le nouveau réalisme anti-utopique lié à la hausse du chômage, ou encore la conversion des enfants du baby boom (et des agités de 1968) à une culture d'entreprise longtemps dédaignée. Le désarroi est lié à une recomposition en profondeur du champ intellectuel français, dont les positions dominantes sont peu à peu transférées de l'université alternative vers les médias officiels, d'une ultra-gauche sans étiquette aux nouveaux cercles du centre-gauche, et des critiques du capital et de la culture bourgeoise vers les nouvelles imprécations géopolitiques et humanitaires. Car un mélange de néokantisme républicain, dans le champ intellectuel, et d'une mobilisation "éthique" ponctuellement médiatisée comme forme ultime de rassemblement politique, explique alors l'essor, sur les ruines du tiers-mondisme, à la place laissée vide par la démobilisation intellectuelle, et dans les tribunes d'un débat déserté, d'une nouvelle idéologie consensuelle officiellement promue par les gouvernants - le moralisme humanitaire.

La question, ici, n'est pas celle de sa légitimité, ou des besoins de ses lointains "bénéficiaires". Elle est celle du rôle de référence qu'elle en est venue à jouer, remodelant les contours du champ intellectuel français et suscitant, autour des ONG comme horizon du nouveau biopouvoir humanitaire, une forme de médicalisation de la pensée politique - au moment où les multiculturalistes américains aussi bien que les marxistes britanniques, certes galvanisés chez eux par une pouvoir reagano-thatchérien plus clairement réactionnaire, stigmatisaient "mépris" occidental et "bonne conscience" bourgeoise derrière cette nouvelle vogue de philanthropie mondiale. L'ingérence humanitaire devient, pour ses idéologues français, le "onzième commandement"; elle joue bientôt dans le paysage intellectuel le rôle exact qui était celui de l'impératif de révolte pour la génération précédente. Une nouvelle "martyrologie" se met en place qui ne fait pas que combler un vide politique mais, plus tactiquement, frappe de nullité morale l'analyse idéologique ou la discussion critique qui tenteraient de la mettre en perspective - outre qu'elle offre, de Médecins du monde aux Restos du coeur, un écrasant plébiscite populaire au nouvel humanisme "postmétaphysique" défendu par les jeunes cerbères du champ intellectuel recomposé. Une "martyrologie" qui "[vit] de cadavres", et dont Deleuze attaquait dès 1977 la morale du ressentiment et le paternalisme censeur, sa façon de dérober la parole et de désamorcer la puissance d'affirmation (vitale, ou même révolutionnaire) des "victimes" en question: "Il a fallu que les victimes pensent et vivent tout autrement pour donner matière à ceux qui pleurent en leur nom, qui pensent en leur nom, et donnent des leçons en leur nom".

François CussetFrench Theory, Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les Mutations de la Vie Intellectuelle aux États-Unis, Éditions La Découverte, 2005, p.327-328.  

jeudi 21 juillet 2011

Electronic Tribalism.

DARPA, Arpanet Logical Map, 1973.

In... [the information society] a merciless power structure of networks is constructed, in which the most exclusive network, to which only the uppermost netocratic elite has access, is at the top. Family names mean nothing here, unlike feudalism. Wealth means nothing here, unlike under capitalism. The decisive factor governing where in the hierarchy an individual ends up is instead his or her attentionality: their access to and capacity to absorb, sort, overview, generate the necessary attention for and to share valuable information...

It is, paradoxically, the netocrats' ability to think beyond their own ego, to build their identity on membership of a group instead of individualism, on electronic tribalism instead of mass-mediated self-assertion, that leads to their understanding and being in control of the new world that is developing. Anxious tinkering with one's own ego, outdated  individualism, is instead characteristic of the new underclass. Much-vaunted self-realization is becoming a form of therapy that is keeping the old bourgeoisie and the new consumtariat occupied with private problems instead of interesting them in questioning the new order. Anyone who "believes in themself" is by definition a hopeless looser in the society dominated by the netocracy. In important networks, no one has the time or inclination to listen to a self-obsessed ego. Networking itself, the feedback loop and social intelligence are at the very heart of the netocracy. 

Alexander Bard & Jan Söderqvist, translated by Neil Smith, Netocracy, The New Power Elite and Life after Capitalism, Pearson Eductation, 2002, p.117-118.

mercredi 20 juillet 2011

Micro Sociologie.

Eadweard MuybridgeBoxing: Open Hand (Shoes), Animal Locomotion, pl. 336, 1887. 

Hommage à Gabriel Tarde (1843-1904): son oeuvre longtemps oubliée à retrouvé de l'actualité sous l'influence de la sociologie américaine, et notamment de la micro-sociologie. Il avait été écrasé par Durkheim et son école (dans une polémique aussi dure et du même genre que celle de Cuvier contre Goeffroy Saint-Hilaire). C'est que Durkheim trouvait un objet privilégié dans les grandes représentations collectives, généralement binaires, résonantes, surcodées... Tarde objecte que les représentations collectives supposent ce qu'il faut expliquer, à savoir "la similitude de millions d'hommes". C'est pourquoi Tarde s'intéresse plutôt au monde du détail, ou de l'infinitésimal: les petites imitations, oppositions et inventions, qui constituent toute une matière sub-représentative. Et les meilleures pages de Tarde sont celles où il analyse une minuscule innovation bureaucratique, ou linguistique, etc. Les durkheimiens ont répondu qu'il s'agissait de psychologie ou d'inter-psychologie, non pas de sociologie. Mais ce n'est vrai qu'en apparence, en première approximation: une micro-imitation semble bien aller d'un individu à un autre. En même temps, et plus profondément, elle se rapporte à un flux ou à une onde, et non pas à l'individu. L'imitation est la propagation d'un flux; l'opposition, c'est la binarisation, la mise en binarité des flux; l'invention c'est une conjugaison ou une connexion de flux divers. Et qu'est-ce qu'un flux selon Tarde? C'est croyance ou désir (les deux aspects de tout agencement), un flux est toujours de croyance et de désir. Les croyances et les désirs sont le fond de toute société, parce que ce sont des flux "quantifiables" à ce titre, véritables Quantités sociales, tandis que les sensations sont qualitatives, et les représentations, de simples résultantes. L'imitation, l'opposition, l'invention infinitésimales sont donc comme des quanta de flux, qui marquent une propagation, une binarisation ou une conjugaison de croyances et de désirs. D'où l'importance de la statistique, à condition qu'elle s'occupe des pointes, et non seulement de la zone "stationnaire" des représentations. Car, finalement, la différence n'est nullement entre le social et l'individuel (ou l'inter-individuel), mais entre le domaine molaire des représentations, qu'elles soient collectives ou individuelles, et le domaine moléculaire des croyances et des désirs, où la distinction du social et de l'individu perd tout sens, puisque les flux ne sont pas plus attribuables à des individus que surcodables par des signifiants collectifs. Tandis que les représentations définissent déjà de grands ensembles, ou des segments déterminés sur une ligne, les croyances et les désirs sont des flux marqués de quanta, qui se créent, s'épuisent ou muent, et qui s'ajoutent, se soustraient ou se combinent. Tarde est l'inventeur de la micro-sociologie, à laquelle il donne toute son extension et sa portée, en dénonçant d'avance les contresens dont elle sera victime.

Gilles Deleuze & Félix Guattari, Micropolitique et Ségmentarité in Capitalisme et Schizophrénie, Milles Plateaux, Éditions de Minuit, 1980, p.267-268.

mardi 19 juillet 2011

Curieux Télescopages.

Robert Venturi, Denise Scott Brown & Steven Izenour, Learning from Las Vegas, 1972.

Peut-être est-il temps de dire, à ceux qui ne l'auraient pas déjà compris, en quoi consiste exactement le ParK. Le principe en est très simple. Son concepteur a voulu rassembler en un seul parc toutes ses formes possibles. Le ParK associe ainsi, en une totalité neuve, une réserve animale à un parc d'attractions, un camp de concentration à une technopole, une foire aux plaisirs à un cantonnement de réfugiés, un cimetière à un Kindergarten, un jardin zoologique à une maison de retraite, un arboretum à une prison. Mais il ne les associe pas de manière à ce que chacun de ces éléments maintienne son autonomie et continue de fonctionner à part. Il les combine entièrement, joint tel caractère à tel autre, jette des ponts, mélange les genres, confond les bâtiments, agrège les populations, intervertit les rôles. Il s'agit donc de mettre en rapport ce qui n'a justement pas de rapport, hormis sa référence minimale au parcage. De là naît un paysage synthétique qui mixe fête foraine et dystopie urbaine, un terrain d'essais pour l'hybridation architecturale et sociale. Se produisent ainsi de curieux télescopages. Par exemple, aux différents points d'eau de la réserve africaine, autour desquels sont discrètement dissimulées des plate-formes d'observation, les prisonniers d'un camp de travail viennent s'abreuver le soir à leurs risques et périls. Le train fantôme achève son parcours tumultueux sur les quais froids et brumeux d'une gare sibérienne où l'attendent des soldats au regard méchant, qui tiennent en laisse des chiens-loups piaffant d'impatience sanguinaire. Dans une reproduction parfaite d'une prison de l'armée américaine en Irak, les visiteurs peuvent jouer aux tortionnaires et filmer avec leur téléphone portable leurs funestes exploits. Partout l'espace psychopathologique du ParK se tient au carrefour du terrorisme mondial et de l'urbanisme immunitaire. On le voit, son originalité tient à la confusion, en un seul et même lieu, des différentes espèces d'enclavement humain, au jeu subtil des métissages sauvages, des collages surréalistes, des accouplements monstrueux, des rapprochements inédits, parfois géniaux, parfois saugrenus, toujours provocants. C'est qu'ici toutes les fonctions distinctives des parcs sont entièrement entremêlées: protéger, isoler, regrouper, exterminer. Ce n'est donc pas un thème particulier qui singularise Le ParK, mais son absence. A moins que l'on ne dise qu'il est son propre thème, qu'il se prend comme un objet d'exhibition, puisqu'il n'expose rien d'autre que les divers aspects qu'il peut revêtir à travers les âges et les continents, puisque le parcage est l'idée même qu'il met en scène.

Bruce Bégout, Le ParK, Éditions Allia, 2010, p.31-33.

Voir également ici.

lundi 18 juillet 2011

Détails Multipliés.

Leonard Euler, Theoria Motuum Planetarium, 1744.

Ulrich finit par découvrir encore qu'il ressemblait, même dans sa science, à un homme qui franchit une chaîne de montagnes après l'autre sans jamais apercevoir le but. Il possédait des fragments d'une nouvelle manière de penser et de sentir, mais le spectacle d'abord si intense de la nouveauté s'était dissous dans la multiplication des détails, et si Ulrich avait cru boire à la source de la vie, presque toute son attente était désormais tarie.

Robert Musil, traduit de l'allemand par Philippe Jaccottet, L'Homme Sans Qualités, Tome 1, Éditions du Seuil, collection Points, 1956 (2004), p.80.

Voir également ici.

dimanche 17 juillet 2011

Acoustic Space.

Ricardo Villalobos & Max Loderbauer, Re: ECM, ECM, 2011.


How does one orient oneself within electronic culture? Our first impulse, metaphorically at least, is probably to try and see it more clearly. We seek to read the signs of the times, to look forward, to focus on the fluctuating horizon. But I fear that the clarity we expect from sight, the bird's-eye view of the mappable field, can no longer be relied on to illuminate the network of relations that surround us. Instead, I suspect we might do better to prick our ears, to sound the sensorium that engulfs us. In other words, electronic culture is a space to plumb, an immersive sea we discover through the dive. But to sound also means to listen, and to listen to the now means to listen, at least in part, to the sounds and music emerging from electronic machines.

I am not just talking about listening as an act of sensation, but as a fundamentally different mode of engaging the world, one that tugs against long-standing habits of perception, knowledge, and experience. According to Marshall McLuhan, whose tendencies toward technological determinism by no means undermine his continuing relevance to electronic culture, "visual space" became the dominant mode of Western consciousness following the Italian Renaissance. McLuhan argued that the Renaissance perspective not only provided a powerful new representational mode of organizing the visual field, but also engendered a very specific form of subjectivity. He associated this subjectivity with the point of view produced by the techniques of perspective painting, but also related it to print technologies and to some formal properties of the printed book. In essence, he argued that the self we inherit from the Renaissance is a visual self. 

Renaissance perspective thus serves as an analogy for much more general phenomenon: the power to create a distinct, single point of view that organizes thought and perception along linear lines. We know this space from Descartes and from William Gibson's cyberspace: a homogenous field organized by an objective coordinate grid that simultaneously produces an apparently coherent individual subject who maintains control over his or her unique point of view. Not only do we conventionnaly overlay this panoptic grid onto the far more ambiguous visual field that our nervous system constructs on the fly, but we have embraced it as the dominant conceptual image of space itself. McLuhan related visual space to print technologies - and print culture - because, he argued, these technologies inculcate within us the habit of organizing the world as a field of objects distributed in a largely linear, atomized, and sequential fashion. Central to the concept of visual space is the axiom or assumption that "different" objects, vectors, or points are not and cannot be superimposed; instead, the world is perceived as a linear grid organized along strictly causal lines. 

McLuhan constrasts this construction of visual space, and the kind of subjectivity associated with it, with what he calls "acoustic space". Simply put, acoustic space is the space we hear rather than the space we see; and he argued that, in constrast to print technologies, electronic media submerge us in this acoustic environment. Acoustic space is multidimensional, resonant, invisibly tactile, "a total and simultaneous field of relations". Where visual space emphasizes linearity, acoustic space emphasizes simultaneity - the possibility that many events can occur in the same holistic zone of space-time. Unlike visual space, where points either fuse or remain distinct, blocks of sound can overlap and interpenetrate without necessarily collapsing into a harmonic unity or consonance, thereby maintaining the paradox of "simultaneous difference". 

Acoustic space isn't limited to a world of music or sound; the environment of electronic media, visual as well as aural, itself engenders an acoustic mode of organizing and perceiving information and experience. Still, our increasingly aural orientation helps explain why music, and especially electronic music, plays such a crucial role in sounding the acoustic space of technoculture. On both academic and popular levels, electronic music has articulated and generated an impressive number of soundcapes, atmospheres, and immersive environments that evoke metaphors of space far more readily than metaphors of time.

This secret sympathy between electronics and space also marks the imaginal realm, a dimension easily as important as more technical or purely musical domains. As a particularly convenient example, you can trace the changing fortunes of Leon Theremin's eponymous electronic instrument, which the Russian inventor first developed in the early 1920s. Theremin felt that the eerie glissandi of his instrument belonged to the concert hall, and the theremin's first great practitioner, Clara Rockmore, played a conventional repertoire. But the instrument would not find its cultural home until its use in the soundtracks of UFO movies from the 1950s forevermore linked its synthetic vocal tones with outer space, cosmic communication, and the uncanny.

Erik Davis, Roots and Wires Remix: Polyrhythmic Tricks and the Black Electronic in Sound Unbound, The MIT Press, 2008, p.53-55.

samedi 16 juillet 2011

Imagination Miniaturante.

Charles & Ray Eames, Powers of Ten, 1977.

Comme deuxième exemple de miniature littéraire valorisée, nous allons suivre la rêverie d'un botaniste. L'âme botanique se complaît dans cette miniature d'être qu'est une fleur. Le botaniste utilise ingénument les mots correspondant à des choses de grandeur courante pour décrire l'intimité florale. On peut lire dans le Dictionnaire de Botanique Chrétienne, qui est un volumineux tome de la Nouvelle Encyclopédie Théologique, éditée en 1851, à l'article Epiaire, cette description de la fleur de stachys d'Allemagne:

"Ces fleurs élevées dans des berceaux de coton, sont petites, délicates, couleur de rose et blanches... J'enlève le petit calice avec ce réseau de longue soie qui le recouvre... La lèvre inférieure de la fleur est droite et un peu recourbée; elle est d'un rose vif intérieurement et couverte à l'extérieur d'une fourrure épaisse. Toute cette plante échauffe lorsqu'on y touche. Elle a un petit costume bien hyperboréen. Les quatre petites étamines sont comme des petites brosses jaunes". Jusqu'ici, le texte peut passer pour objectif. Mais il ne tarde pas à se psychologiser. Progressivement, une rêverie accompagne la description: "Les quatre étamines se tiennent droites et en fort bonne intelligence dans l'espèce de petite niche que forme la lèvre inférieure. Elles sont là bien chaudement dans de petites casemates bien matelassées. Le petit pistil est respectueusement à leurs pieds, mais comme sa taille est fort petite, il faut pour lui parler, qu'à leur tour, elles plient les genoux. Les petites femmes ont bien de l'importance; et celles dont le ton paraît le plus humble ont souvent une conduite bien absolue dans leur ménage. Les quatre semences nues restent au fond du calice et s'y élèvent, comme aux Indes les enfants se bercent dans un hamac. Chaque étamine reconnaît son ouvrage, et la jalousie ne peut exister". 

Ainsi, dans la fleur, le savant botaniste a trouvé la miniature d'une vie conjugale, il a senti la douce chaleur gardée par une fourrure, il a vu le hamac qui berce la graine. De l'harmonie des formes, il a conclu au bien-être de la demeure. Faut-il souligner que, comme dans le texte de Cyrano, la douce chaleur des régions enfermées est le premier indice de l'intimité? Cette intimité chaude est la racine de toutes les images. Les images - on le voit de reste - ne correspondent plus à aucune réalité. Sous la loupe, on pouvait encore reconnaître la petite brosse jaune des étamines, mais aucun observateur ne saurait voir le moindre élément réel pour justifier les images psychologiques accumulées par le narrateur de la Botanique chrétienne. Il est à penser que s'il s'était agi d'un objet de dimension courante, le narrateur eût été plus prudent. Mais il est entré dans une miniature et aussitôt les images se sont mises à foisonner, à grandir, à s'évader. Le grand sort du petit, non pas par la loi logique d'une dialectique des contraires, mais grâce à la libération de toutes les obligations des dimensions, libération qui est la caractéristique même de l'activité d'imagination. A l'article Pervenche, dans le même dictionnaire de botanique chrétienne, on lit: "Lecteur, étudiez la Pervenche en détail, vous verrez combien le détail grandit les objets".

En deux lignes, l'homme à la loupe exprime une grande loi psychologique. Il nous place à un point sensible de l'objectivité, au moment où il faut accueillir le détail inaperçu et le dominer. La loupe conditionne, dans cette expérience, une entrée dans le monde. L'homme à la loupe n'est pas ici le vieillard qui veut, contre des yeux las de voir, lire encore son journal. L'homme à loupe prend le Monde comme une nouveauté. S'il nous faisait confidence de ses découvertes vécues, il nous donnerait des documents de phénoménologie pure, où la découverte du monde, où l'entrée dans le monde, serait plus qu'un mot usé, plus qu'un mot terni par son usage philosophique si fréquent. Souvent, le philosophe décrit phénoménologiquement son "entrée dans la monde", son "être dans le monde" sous le signe d'un objet familier. Il décrit phénoménologiquement son encrier. Un pauvre objet est alors le concierge du vaste monde.

L'homme à la loupe barre - bien simplement - le monde familier. Il est regard frais devant objet neuf. La loupe du botaniste, c'est l'enfance retrouvée. Elle redonne au botaniste le regard agrandissant de l'enfant. Avec elle, il rentre au jardin, dans le jardin

où les enfants regardent grand

Ainsi le minuscule, porte étroite s'il en est, ouvre un monde. Le détail d'une chose peut être le signe d'un monde nouveau, d'un monde qui comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur.   

La miniature est un des gîtes de la grandeur. 

(...)

Ce n'est pas sans scrupule que nous avons reproduit un peu plus haut la longue description du botaniste de la Nouvelle Encyclopédie Théologique. La page abandonne trop vite le germe de la rêverie. Elle bavarde. On l'accueille quand on a le temps de plaisanter. On la congédie quand on veut retrouver les germes vivants de l'imaginaire. C'est, si l'on ose dire, une miniature faite avec de gros morceaux. Il nous faut trouver un meilleur contact avec l'imagination miniaturante. Nous ne pouvons, philosophe en chambre que nous sommes, bénéficier de la contemplation des œuvres peintes des miniaturistes du moyen âge, ce grand temps des patiences solitaires. Mais nous imaginons très précisément cette patience. Elle met la paix dans les doigts. A l'imaginer seulement, la paix envahit l'âme. Toutes les petites choses demandent la lenteur. Il a bien fallu se donner un grand loisir dans la chambre tranquille pour miniaturiser le monde. Il faut aimer l'espace pour le décrire si minutieusement comme s'il y avait des molécules de monde, pour enfermer tout un spectacle dans une molécule de dessin. Dans cet exploit, quelle dialectique de l'intuition qui toujours voit grand et du travail hostile aux envolées. Les intuitionnistes, en effet, se donnent tout d'un seul regard, alors que les détails se découvrent et s'ordonnent les uns après les autres, patiemment, avec la malice discursive du fin miniaturiste. Il semble que le miniaturiste mette au défi la paresseuse contemplation du philosophe intuitionniste. Ne lui dit-il pas; "Vous n'auriez pas vu cela! Prenez le temps de voir toutes ces petites choses qui ne peuvent se contempler dans leur ensemble". Dans la contemplation de la miniature, il faut une attention rebondissante pour intégrer le détail. 

Gaston Bachelard, La Poétique de l'Espace, Éditions des Presses Universitaires de France, collection Quadrige, 1957 (2008), p.144-149.

vendredi 15 juillet 2011

Sourde Culpabilité.

Moebius, Box Office, 1994.

Borges, la littérature prophylactique

Les faibles, les réactifs saboteraient donc l'industrie et son arithmétique qui n'entend rien à la soustraction. Les choses ne sont pas si simples. Et il est simpliste de réduire Borges au prétendu paradoxe fondateur de son œuvre. C'est en effet par des livres que l'auteur du Pierre Ménard, Auteur du "Quichotte" n'a eu de cesse de stigmatiser l'inutile et prétentieux effort de leur production. C'est, en effet, au moyen d'opuscules inédits, par quelques généreuses volées de volumes qu'il en appelle au silence et recommande à notre mansuétude les étagères déjà par trop surchargées de la bibliothèque de Babel. "N'en jetez plus". S'arrêter à cela qui semblerait constituer une contradiction, c'est méconnaître le projet borgésien, c'est lire Borges comme étant un auteur plutôt que comme un lecteur, en l'occurrence "l'imparfait bibliothécaire" confronté à l'illisibilité des savoirs, immergé dans la somme toujours déjà existante des textes. Le caractère total de la Bibliothèque (que d'autres appellent l'Univers), acquis de toute éternité, intimant d'ailleurs en premier lieu l'idée que la lecture précède nécessairement l'écriture et que celle-ci, de fait, ne pourra échapper à la simple réécriture, à la version. L'auteur de l'Histoire Universelle de l'Infamie ne dit pas tant qu'il n'est plus envisageable d'écrire, aujourd'hui, mais plutôt que, de tout temps, écrire n'a toujours impliqué que lecture et réécriture, et que par la même cette décision d'écrire peut être, à chaque instant, et depuis toujours, questionnée quant à sa nécessité.

"Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l'on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire". C'est de là qu'il faut partir pour saisir le projet borgésien, lequel ne recoupe qu'un nombre infime de points de l'univers blanchotien. Pour Borges, le livre ne se peut concevoir à venir. Ainsi, l'ensemble des textes existants matériellement, signés Jorge Luis Borges, a moins pour fonction d'introduire un nouveau nom dans les histoires de la littérature que d'économiser mille ouvrages aux rayons de la Bibliothèque. Les Chroniques de Bustos Domecq consistent ainsi en une galerie d'artistes a priori fictifs dont l'œuvre, gigantesque pour la plupart, nous est livrée en quelques pages précises et économes. Plus Borges écrit plus il économise, non plus en réduisant le champ des possibles littéraires, mais en démontrant que ces possibles, parce que possibles, se doivent d'être considérés comme épuisés.

Concrètement, prenons une édition française de ces Chroniques, écrites en collaboration avec son ami A. Bioy Casares. Signalons au passage, puisqu'il nous faut ici être précis, que le cas de figure d'un ouvrage signé par deux auteurs, au lieu de deux objets distincts, représente déjà une économie non négligeable dans la perspective de la Bibliothèque.

Le premier article des Chroniques rend un hommage appuyé à César Paladion. Celui que nombre de critiques accusèrent à l'époque de plagiat, parce qu'il aurait "recopié" l'Emile, Egmont, Les Thébéennes (tome II), La Case de l'Oncle Tom, le De Divinatione (en latin), entreprenant un Évangile selon Saint Luc que la mort interrompra, s'est avéré, suivant la lecture qu'en fit Farrell du Bosc, un merveilleux annexeur de textes. Reprenant à son compte non pas des vers, des strophes, mais des ouvrages dans leur intégralité, il sut élaborer une œuvre véritablement ouverte et éclectique. Or, des "onzes énormes volumes qu'il a laissés", le chroniqueur Borges en tire à peine sept pages, c'est-à-dire, toujours dans sa traduction française, à peine plus de huit mille signes.

Le second article salue la mémoire de Ramon Bonavena, immense chef de file de l'école descriptiviste, auteur de Nord-nord-ouest, ouvrage au sujet arbitrairement limité: la description exhaustive de "l'angle de la table de pitchpin" sur laquelle il travaillait, territoire avec ses objets, leurs prix, leurs poids, leurs reflets, les mouvements de la lumière, et l'inextricable réseau de rapports de toutes natures entretenus par ces éléments entre eux.  Nord-nord-ouest compte six volumes conséquents, c'est-à-dire plusieurs millions de signes typographiques. Borges et Bioy Casares règlent son compte à cette somme imposante en neuf pages.

Ils tracent, d'autre part, le portrait du Théoricien de l'Association, le professeur Baralt, lequel consacre sa vie à "établir la liste de tous les groupements possibles", "première tentative planifiée pour regrouper, en vue d'une défense de l'individu, toutes les affinités latentes": "par exemple, la société des individus qui portent un nom catalan ou qui commence par un G. D'autres ne durent qu'un temps, par exemple celle de tous les gens qui, en cet instant, au Brésil ou en Afrique, respirent l'odeur du jasmin ou qui lisent, plus sagement, un bulletin d'informations devant un micro. D'autres catégories se prêtent à la subdivision en variantes intéressantes par elles-mêmes; par exemple, les gens affligés d'une méchante toux peuvent chausser, en cet instant précis, leurs pantoufles, prendre précipitamment la fuite sur leur bicyclette ou débarquer à Temperley". L'écrivain étant encore vivant à l'époque de la chronique, il n'est donné de l'œuvre aucune évaluation quantitative et seul le vœu plein de certitude que le "Maître ne manquera pas de nous fournir une liste exhaustive" conclut l'évocation de cette entreprise surhumaine. Avec seulement six pages pour cette chronique, nous obtenons ici assurément le meilleur rapport entre l'œuvre décrite et la "pointure" de son résumé. 

Toutes ces œuvres littéraires, incontournables, majeures, Borges ne se contente pas de les esquisser; les quelques pages qu'il leur consacre suffisent à leur donner vie. Par la grâce de son intelligence, il esquive l'infini labeur, contourne les tourments de l'inspiration, la multiplication des chapitres et transmue en fulgurances graciles et suffisantes ce qui se devait d'être des fleuves, des pics, des vies. Affaires classées. Toutes ces œuvres ne sont plus à écrire puisque déjà conçues. Là, ce n'est pas au fait de n'avoir rien produit que l'écrivain doit sa grandeur infâme mais au fait d'avoir tout écrit et inventé, envisageant la foule des scénarios, l'infini des intrigues, les débats possibles entre personnages, les paysages ad hoc, déclinant les cas de figure, en en rendant compte vite et bien, dans la perfection propre aux formes brèves, afin que nul n'ait plus à y revenir.

Il y a donc bien une production littéraire borgésienne, puisque le nom de Borges en est venu à vivre, et avec quelle intensité, mais cette production est une production de prévention. Elle est un travail, certes, mais proche en bien des aspects de la réalisation d'un coupe-feu, défrichage intelligemment conçu au sein d'un massif forestier destiné à empêcher la propagation des incendies. Un travail donc, production d'efforts et déperdition d'énergie en vue d'un résultat, le résultat consistant, dans les deux cas, en une évacuation, un désamorçage des probabilités, une limitation du pire. L'œuvre de Borges n'est pas à proprement parler "une chose de plus ajoutée au monde" comme le sont tous les "hauts et superbes volumes" dans la bibliothèque de L'Auteur, elle est l'inverse, une saignée à blanc, la violente extinction de la littérature par les Lettres elles-mêmes, la purge par le vide de l'atmosphère gazeuse contenue dans un réservoir, une tour. D'où cet oxygène raréfié auquel il faut s'adapter lorsqu'on se prend à circuler dans les travées de la bibliothèque borgésienne. L'apnée, la respiration retenue de part et d'autre du livre pourrait-on dire, la sensation de profondeur, l'euphorie cérébrale qu'elles entraînent, confirment l'intuition que l'espace traversé est hanté par une sourde culpabilité, celle de n'avoir pas respecté le silence, d'avoir importé du trop dans l'économie pléthorique de l'univers. Mais ceci qui est vécu par Virgile, Kafka ou Bruno Schulz, a posteriori, dans l'évidence crue soudain assénée qu'il faut détruire les traces, est assumé par Borges dans l'instant de l'écriture, cette conscience éthique étant consubstantielle à l'acte de l'inscription. "De cette écriture, on peut dire qu'elle est le post-scriptum parcimonieux de la décision éthique qu'elle recèle. Elle ne se donne, elle ne se commet, dirait-on, dans ses œuvres "hantées par la possibilité de leur propre silence", qu'à rebours d'une rétention plus essentielle, dans le silence désœuvré où elle détache mieux sa compromission d'acte. C'est-à-dire d'acte coupable".

Jean-Yves Jouannais, Artistes Sans Œuvres, I Would Prefer Not To, Éditions Verticales, 1997 (2009), p.71-77.