vendredi 27 juillet 2012

Routines Tranquilles.

General Electric Company, Moteur CF6-50, 1971.

Jules Verne et Hegel

Nul n'a su illustrer de manière plus juste et plus divertissante ce que signifie et accomplit le traffic globalisé que Jules Verne dans son best-seller Le Tour du Monde en Quatre-Vingts Jours, roman à tonalité satirique publié en 1874. Dans sa superficialité galopante, le livre offre un instantané sur le processus de la modernité comme projet de trafic. Il illustre la thèse - relevant quasiment de la philosophie de l'histoire - selon laquelle le sens des rapports modernes est de vulgariser le trafic à l'échelle mondiale. Seul un espace topologique permet d'organiser les nouveaux besoins de mobilité qui veulent placer aussi bien le transport des personnes que le trafic des marchandises sur la base de routines tranquilles. Le trafic est la quintessence des mouvements réversibles. Dès que ceux-ci sont aménagés, y compris sur longue distance, pour devenir une institution fiable, savoir dans quelle direction on entreprend un tour du monde est finalement indifférent. Ce sont les circonstances fortuites et extérieures qui incitent le héros du roman de Jules Vernes, l'Anglais Phileas Fogg, Esquire, et son déplorable serviteur français, Passe-partout, à se lancer dans un tour de la Terre en quatre-vingts jours par la route orientale. Dans un premier temps, sa motivation est un simple article affirmant qu'avec l'ouverture du dernier tronçon du Great Indian Peninsular Railway entre Rothal et Allahabad, on peut traverser en trois jours seulement le sous-continent indien. Sur la base de cette information, le journaliste d'un quotidien londonien a construit l'article provocateur qui devient le prétexte d'un pari entre Phileas Fogg et ses compagnons de whist au Reform-Club. Ce sur quoi parie Fogg avec ses partenaires, c'est au fond de savoir si la pratique touristique est en mesure de tenir les promesses de sa théorie. Cet article, qui parut dans le Morning Chronicle et eut d'importantes conséquences, contenait un inventaire des temps de parcours auxquels un voyageur devrait s'attendre pour aller de Londres à Londres en faisant le tour du monde - inutile d'insister sur le fait qu'à cette époque la capitale britannique était le site entre tous les sites ; c'est de là qu'une grande partie des navires et des capitaux partaient pour leurs voyages autours du monde. Si ce calcul reposait sur l'hypothèse d'un voyage vers l'Orient, cela correspondait, outre à l'affinité britannique habituelle avec la partie indienne du Commonwealth, à un lieu commun de l'époque : l'inauguration du canal de Suez en 1869 avait produit en Europe une sensibilisation au thème de l'accélération du trafic mondial et donné des attraits à l'itinéraire Est, qui venait de vivre un raccourcissement considérable. Comme en témoigne le cours du voyage de Fogg, il s'agissait déjà ici d'un Orient totalement occidentalisé qui, avec tous ses brahmanes et ses éléphants, ne constituait pas plus qu'un arc de cercle quelconque sur la planète représentée sous la forme d'un espace topologique et rendue disponible par la technique du trafic.

"... et voici le calcul établi par le Morning Chronicle :

De Londres à Suez par le Mont-Cenis et Brindisi, railways et paquebots *** 7 jours
De Suez à Bombay, paquebot *** 13 -
De Bombay à Calcutta, railway *** 3 -
De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot *** 13 -
De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot *** 6 -
De Yokohama à San-Francisco, paquebot *** 22 -
De San Francisco à New-York, railroad *** 7 -
De New-York à Londres, paquebot et railway *** 9 -
Total *** 80 jours

- Oui, quatre-vingts jours! s'écria Andrew Stuart (...) mais non compris le mauvais temps, les vents contraires, les naufrages, les déraillements, etc.
- Tout compris, répondit Phileas Fogg (...)
- Même si les Indous enlèvent les rails! s'écria Andrew Stuart, s'ils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les voyageurs!
- Tout compris, répondit Phileas Fogg" (1).

C'est le message Jules Verne : dans une civilisation saturée par la technique, il n'y a plus d'aventure, il ne reste que le risque d'être en retard. C'est la raison pour laquelle l'auteur souligne le fait que son héros ne fait pas d'expériences. Aucune turbulence ne doit perturber le phlegme impérial de M. Fogg, car en tant que voyageur global, il échappe à la nécessité de témoigner du respect au local. Une fois établie la possibilité d'en faire le tour, la Terre est pour le touriste, même sur les lieux les plus éloignés, la pure quintessence de situations dont les quotidiens, les écrivains voyageurs et les encyclopédistes ont fourni depuis longtemps une image plus complète. On comprend ainsi pourquoi ce que l'on appelle l'étranger vaut à peine un regard pour le voyageur en transit. Quels que soient les incidents qui se produisent, qu'il s'agisse de la crémation d'une veuve en Inde ou d'une attaque d'Indiens dans l'Ouest américain, ils ne peuvent jamais être autre chose, en principe, que des événements et des circonstances sur lesquels, en tant que membre du Reform-Club de Londres, on dispose d'informations plus complètes que celles du touriste sur place. Quand on voyage dans de telles conditions, on ne le fait ni par plaisir, ni pour des motifs commerciaux, mais pour l'amour du mouvement en tant que tel ; ars gratia artis ; motio gratia motionis (2).

Peter Sloterdijk, traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Le Palais de Cristal, à l'Intérieur du Capitalisme Planétaire, Éditions Pluriel, 2011 (2005), p.56-58

Voir également ici.

Notes

1. Jules Verne, Le Tour du Monde en Quatre-Vingts Jours, J. Hetzel et Cie, 1884, pp. 27-28.
2. Sur l'éloge du mouvement pur, cf. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti Communiste, 1848. Également Thomas de Quincey, The Glory of Motion, 1849 (En français : première partie de La Malle-poste anglaise, traduit de l'anglais par Pierre Leyris, Paris, Gallimard, 1990).

vendredi 20 juillet 2012

Sèches Remontrances.

Orson Welles, The Trial, 1962.

Musil avait déjà fait la remarque que, dans "la singulière prédilection de la pensée scientifique pour les explications mécaniques, statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu'on a enlevé le cœur", se manifestait sous couvert d'amour de la vérité "un goût de la désillusion, de la contrainte, de l'inexorable, de la froide intimidation et des sèches remontrances". Et Adorno notait un peu plus tard, à propos de "l'activité scientifique qui est sur le point de s'emparer des derniers résidus du monde, décombres incapables d'opposer la moindre résistance", prodigieusement mais uniquement dans certaines directions socialement contrôlées : "La bêtise collective des techniciens de la recherche n'est pas seulement absence ou régression des aptitudes intellectuelles, elle est une prolifération de cette faculté de penser, qui la dévore avec sa propre énergie. La méchanceté et le masochisme des jeunes intellectuels est le fruit de la malignité du mal dont ils sont atteints".

Dans tous les discours du catastrophisme scientifique, on perçoit distinctement une même délectation à nous détailler les contraintes implacables qui pèsent désormais sur notre survie. Les techniciens de l'administration des choses se bousculent pour annoncer triomphalement la mauvaise nouvelle, celle qui rend enfin oiseuse toute dispute sur le gouvernement des hommes. Le catastrophisme d'État n'est très ouvertement qu'une inlassable propagande pour la survie planifiée - c'est-à-dire pour une version plus autoritairement administrée de ce qui existe. Ses experts n'ont au fond, après tant de bilans chiffrés et de calculs d'échéance, qu'une seule chose à dire : c'est que l'immensité des enjeux (des "défis") et l'urgence des mesures à prendre frappent d'inanité l'idée qu'on pourrait ne serait-ce qu'alléger le poids des contraintes sociales, devenues si naturelles.

On peut toujours compter sur les anciens gauchistes pour se montrer les plus vindicatifs dans le dénigrement des aspirations révolutionnaires d'il y a quarante ans. Sous couvert d'abjurer leurs anciennes croyances, ils continuent à se placer en assenant, avec le même entrain qu'ils mettaient à psalmodier les mots d'ordre de leurs groupuscules, les nouveaux slogans de la soumission : "l'époque n'incite pas à inventer une utopie providentielle supplémentaire pour que le monde soit meilleur. Elle oblige seulement à se plier aux impératifs du vivant pour que la planète reste viable". (Jean-Paul Besset, Comment ne plus être progressiste... sans devenir réactionnaire, 2005). Les impératifs du vivant valent bien, en effet, le sens de l'histoire pour justifier "la dictature des plus savants, ou de ceux qui seront réputés tels" ; et c'est assurément faire preuve d'un certain réalisme que d'attendre de l'état d'urgence écologique, plutôt que d'une révolution, l'instauration d'un collectivisme bureaucratique cette fois plus performant.

Dans ces appels à se plier aux "impératifs du vivant", la liberté est systématiquement calomniée sous la figure du consommateur irresponsable, dont l'individualisme impénitent, boosté par l'hédonisme soixante-huitard, a comme on sait dévasté la planète en toute indépendance. Face à la menace - en particulier à la "crise climatique", que les promoteurs du catastrophisme aiment comparer à "l'ombre du fascisme qui s'étendait dans les années 1930 sur l'Europe" -, il n'y aurait plus d'alternative qu'entre la soumission repentante aux nouvelles directives du collectivisme écologique et le pur nihilisme ; quiconque refuse de se responsabiliser, de participer avec zèle à cette gestion citoyenne de la poubelle planétaire, démontre par là avoir le profil du terroriste en puissance.

René Riesel & Jaime Semprun, Catastrophisme, Administration du Désastre et Soumission Durable, Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2008, p.15-17. 

vendredi 13 juillet 2012

Monde Périurbain.

Julia Fullerton-Batten, Broken Eggs, 2005.

LAIDEUR. - Un journal hebdomadaire de la capitale a consacré un article qui se référait explicitement au monde périurbain de ce pays en relevant sa mocheté (1). Nous avons compris, bien sûr, que l'usage de l'adjectif "moche" renvoyait, pour ce journal humaniste, à une provocation destinée à remuer les consciences assoupies, trop habituées à vivre au milieu de ces enseignes publicitaires, bâtiments commerciaux informes, couleurs criardes, ronds-points, hypermarchés, etc. Mais nous avons aussi été troublés par ce jugement de classe qui faisait de notre zone périurbaine un monde évaluable à la seule mesure esthétique de leur monde à eux. Qui sont-ils, ces journalistes centralisés, pour décréter la laideur de notre périurbanité? Qui sont-ils pour porter ce jugement qui, en suggérant de raser notre cadre de vie pour reconstruire je ne sais quel Éden, le rend indigne d'être étudié comme une tribu amazonienne ou une secte dangereuse?

Éric Chauvier, Contre Télérama, Éditions Allia, 2011, p.44.

Voir également ici et .

Notes.

1. Télérama n° 3135

vendredi 6 juillet 2012

Science & Magie.

CERN, Désintégration simulée d'un Boson de Higgs, 2012.

Nous revenons maintenant aux réflexions sur la technique, la science et la magie. Elles vont préciser notre thèse sur l'idée de société secrète (ou plutôt de "conspiration au grand jour") et nous servir d'ouverture pour les prochaines études, l'une sur l'Alchimie, l'autre sur les civilisations disparues. 

Lorsqu'un jeune ingénieur entre dans l'industrie, il distingue vite deux univers différents. Il y a celui du laboratoire, avec les lois définies des expériences que l'on peut reproduire, avec une image du monde compréhensible. Et il y a l'univers réel, où les lois ne s'appliquent pas toujours, où les phénomènes sont parfois imprévus, où l'impossible se réalise. Si son tempérament est fort, l'ingénieur en question réagit par la colère, la passion, le désir de "violer cette garce de matière". Ceux qui adoptent cette attitude vivent des vies tragiques. Voyez Edison, Tesla, Armstrong. Un démon les conduit. Werner von Braun essaie ses fusées sur les Londoniens, en massacre des milliers pour être finalement arrêté par la Gestapo parce qu'il avait déclaré : "Après tout, je me fous de la victoire de l'Allemagne, c'est la conquête de la Lune qu'il me faut!" (1). On dit que la tragédie était, aujourd'hui, la politique. C'est une vision périmée. La tragédie, c'est le laboratoire. C'est à de tels "magiciens" que l'on doit le progrès technique. La technique n'est nullement, pensons-nous, l'application pratique de la science. L'éminent mathématicien et astronome Simon Newcomb démontre que le plus lourd que l'air ne saurait voler. Deux réparateurs de bicyclettes lui donneront tort. Rutherford, Millikan (2) prouvent qu'on ne pourra jamais exploiter les réserves d'énergie du noyau atomique. La bombe d'Hiroshima explose. La science enseigne qu'une masse d'air homogène ne peut se séparer en air chaud et en air froid. Hilsch montre qu'il suffit de faire circuler cette masse à travers un tube approprié (3). La science place des barrières d'impossibilité. L'ingénieur, comme fait le magicien sous les yeux de l'explorateur cartésien, passe à travers les barrières, par un phénomène analogue à ce que les physiciens nomment "l'effet tunnel". Une aspiration magique l'attire. Il veut voir derrière le mur, aller sur Mars, capturer la foudre, faire de l'or. Il ne cherche ni le gain, ni la gloire. Il cherche à prendre l'univers en flagrant délit de cachotterie. Au sens jungien, c'est un archétype. Par les miracles qu'il tente de réaliser, par la fatalité qui pèse sur lui et la fin douloureuse qui l'attend le plus souvent, il est le fils du héros des Sagas et des tragédies grecques (4).

Comme le magicien, il tient au secret, et comme lui encore, il obéit à cette loi de similarité que Frazer (5) a dégagée dans son étude de la magie. A ses débuts, l'invention est une imitation du phénomène naturel. La machine volante ressemble à l'oiseau, l'automate à l'homme. Or, la ressemblance avec l'objet, l'être ou le phénomène dont il veut capturer les pouvoirs, est presque toujours inutile, voire nuisible au bon fonctionnement de l'appareil inventé. Mais, comme le magicien, l'inventeur puise dans la similarité, une puissance, une volupté, qui le poussent en avant.

La passage de l'imitation magique à la technologie scientifique pourrait être, dans bien des cas, retracé. Exemple :

A l'origine, le durcissement superficiel de l'acier à été obtenu, dans le Proche-Orient, en plongeant une lame portée au rouge dans le corps d'un prisonnier. C'est là une pratique magique typique : il s'agit de transférer dans la lame les qualités guerrières de l'adversaire. Cette pratique fut connue en Occident par les croisés qui avaient constaté que l'acier de Damas était en effet plus dur que l'acier d'Europe. Des expériences furent faites : on trempa l'acier dans de l'eau sur laquelle flottaient des peaux de bêtes. Le même résultat fut obtenu. Aux XIXe siècle, on s'aperçut que ces résultats étaient dus à l'azote organique. Au XXe siècle, lorsque la liquéfaction des gaz fut au point, on perfectionna le procédé en trempant l'acier dans l'azote liquide à basse température. Sous cette forme, la "nitruration" fait partie de notre technologie. 

On pourrait constater un autre lien entre magie et technique en étudiant les "charmes" que les anciens alchimistes prononçaient durant leurs travaux. Probablement s'agissait-il de mesurer le temps dans l'obscurité du laboratoire. Les photographes usent souvent de véritables comptines qu'ils récitent au-dessus du bain et nous avons entendu une de ces comptines au sommet de la Jungfrau, pendant que se développait une plaque impressionné par les rayons cosmiques.

Enfin, il existe un autre lien, plus fort et curieux, entre magie et technique : c'est la simultanéité dans l'apparition des inventions. La plupart des pays enregistrent le jour, l'heure même du dépôt d'un brevet. Or, on a maintes fois constaté que des inventeurs qui ne se connaissent pas, travaillant fort loin les uns des autres, déposaient le même brevet au même instant. Ce phénomène ne saurait guère s'exprimer par l'idée vague que les "inventions sont dans l'air" ou que "l'invention apparaît dès que l'on en a besoin". S'il y a là perception extra-sensorielle, circulation des intelligences branchées sur la même recherche, le fait mériterait une étude statistique poussée. Cette étude nous rendrait peut-être compréhensible cet autre fait : que les techniques magiques se retrouvent, identiques, dans la plupart des anciennes civilisations, à travers montagnes et océans...

Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le Matin des Magiciens, Éditions Gallimard, coll. Folio, 2011 (1960), p.90-93.

Notes

1. Walter Dornberger, L'Arme Secrète de Peenemünde, Editions Arthaud, Paris.
2. Millikan, L'Électron.
3. Technique Mondiale, Paris, avril 1957.
4. Edwin Armstrong, The Inventor as Hero, article du Harper's Magazine.
5. Frazer, Le Rameau d'Or.

Merci à T.B.