vendredi 28 mars 2014

Réseaux & Prépositions.

Eva Leroi, Post City, 2012 (via NDLR).

Le croisement [RES – PRE] est assez particulier puisque c’est lui qui autorise toute l’enquête. Du point de vue des descriptions de type [RES] tous les réseaux se ressemblent (c’est même ce qui permet à l’enquêtrice d’aller partout en s’affranchissant de la notion de DOMAINE) mais, dans ce cas, les PRÉPOSITIONS demeurent totalement invisibles sinon sous la forme d’un léger remords (l’enquêtrice a le sentiment diffus que ses descriptions ratent quelque chose qui semble essentiel aux yeux des informateurs). Inversement, dans une exploration de type [PRE], les réseaux de [RES] ne sont plus qu’un type de trajectoire parmi d’autres et ce sont les modes qui sont devenus incompatibles, bien qu’on puisse comparer deux à deux leurs conditions de félicité mais du seul point de vue de [PRE]

Il n’aura pas échapper aux lecteurs un peu sociologues que ce croisement [RES - PRE] pose un problème de “compatibilité logicielle”, comme on dit en informatique, entre la théorie de L’ACTEUR-RÉSEAU et ce que nous venons d’apprendre à noter [PRE]. À l’évidence, pour pouvoir continuer son enquête, l’anthropologue des Modernes doit maintenant faire le deuil de son penchant exclusif pour un argument qui l’avait pourtant libérée de la notion de domaines distincts. 

Cette théorie avait une fonction critique en dissolvant les notions trop étroites d’institution, en permettant de suivre les liaisons entre humains et non-humains et, surtout, en transformant la notion de social et de SOCIÉTÉ en un principe général de libre association, au lieu d’être un ingrédient distinct des autres. Grâce à cette théorie, la société n’est plus faite d’un matériel particulier, le social – en opposition, par exemple, à l’organique, au matériel, à l’économique ou au psychologique – mais d’un mouvement de connexions chaque fois plus étendues et plus surprenantes. 

Et pourtant, nous le comprenons maintenant, cette méthode a conservé certaines des limites de la pensée critique : le vocabulaire qu’elle offre est libérateur mais trop pauvre pour distinguer les valeurs auxquelles les informateurs tiennent mordicus. Ce n’est donc pas tout à fait sans raison qu’on accuse cette théorie de machiavélisme : tout peut s’associer avec tout, sans qu’on sache comment définir ce qui peut réussir et ce qui peut rater. Machine de guerre contre la distinction entre force et raison, elle risquait de succomber à son tour à l’unification de toutes les associations sous le seul règne du nombre de liens établis par ceux qui ont, comme on dit, “réussi”. 

Dans cette nouvelle enquête, le principe de libre association n’offre plus le même métalangage à toutes les situations, mais doit devenir l’une seulement des formes par lesquelles on peut saisir un cours d’action quelconque. Le plus libre, certes, mais pas le plus précis. 

Je peux maintenant récapituler l’objet de cette recherche. En liant les deux modes [RES] et [PRE], l’enquête prétend apprendre à bien parler à ses interlocuteurs de ce qu’ils font – ce par quoi ils passent et de ce qu’ils sont –, ce à quoi ils tiennent. Cette expression de “bien parler” qui fleure bon l’ancienne éloquence comprend plusieurs exigences complémentaires : 

- DÉCRIRE les réseaux sur le mode [RES], avec le danger de choquer les praticiens qui ne sont pas du tout habitués, en modernismes, à parler d’eux-mêmes de cette façon ; 
- VÉRIFIER avec ces mêmes praticiens que tout ce qu’on dit d’eux est bien exactement ce qu’ils savent d’eux-mêmes, mais en pratique seulement ; 
- EXPLORER les raisons du décalage entre ce que révèle la description en termes de réseau et de préposition et son compte rendu par les acteurs ; 
- enfin, c’est là le plus risqué, PROPOSER une autre formulation du lien entre pratique et théorie qui permettrait de mettre fin au décalage et de redessiner les institutions qui pourraient abriter toutes les valeurs auxquelles ils tiennent, sans en écraser aucune au profit d’une autre. 

Le programme est immense mais, du moins est-il clairement défini, d’autant que chacun de ses éléments fait l’objet d’un test spécifique : 

- LE PREMIER est factuel et empirique: avons-nous été fidèles au terrain en ayant les preuves de ce que nous avançons ? 
- LE DEUXIÈME demande une négociation déjà plus compliquée, ce que l’on appelle la restitution à la fin des enquêtes : sommes nous parvenus à nous faire comprendre de ceux que nous avons peut-être choqués, sans abandonner pour autant nos formulations ? 
- LE TROISIÈME est à la fois historique et spéculatif: avons-nous rendu compte des fluctuations historiques entre valeur et réseau ? 
- LE QUATRIÈME suppose des talents d’architecte, d’urbaniste, de designer autant que de diplomate : dans le plan d’habitat ainsi proposé, les futurs habitants se trouvent-ils plus à l’aise qu’avant ? 

Bruno Latour, Enquêtes sur les Modes d’Existence: une Anthropologie des Modernes, Paris: La Découverte, 2012, p.75-77.

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